par Serge Daney
« Si l'on est vraiment ensemble, l'obscurité du jour est le meilleur moment pour voir. Mais il faut vraiment être ensemble », déclarait, il y a quinze ans, Robert Kramer. Seul un homme menacé de solitude peut dire cela. Seul un homme « très peuplé à l'intérieur de lui-même » peut « faire avec » cette solitude quand elle fait plus que menacer. Car si les populations changent avec le temps, c'est toujours d'elles qu'il s'agira.
En 1975, Kramer (et John Douglas) cosignaient, avec Milestones, le film qui bouclait une première boucle, celle d'un radicalisme américain dont il avait, mieux que quiconque, « dressé » l'autoportrait (The Edge, Ice, In the Country).
Avec Milestones, une génération de plus - celle de l'opposition à la guerre du Vietnam - pouvait se dire « perdue ». Ce frêle bruit de page tournée peut même être entendu dans cette table ronde des Cahiers (numéro 258-259) qui portait le titre, plat mais sincère, de « Milestones et nous ».
La suite est mieux connue: Kramer quitte l'Amérique, se met au service de diverses luttes (Portugal), s'installe en France, tâte à tout (la vidéo comme divertissement ou comme scalpel, le film d'auteur, le polar halluciné) et ne réussit rien vraiment. Il ne faut pas être un grand sorcier freudien pour se dire que, tôt ou tard, Robert Kramer devra repasser, d'une façon ou d'une autre, par sa case départ.
Un petit film, tourné au Portugal (Doc's Kingdom, scandaleusement inédit) équivaut à des préparatifs de départ. Le héros - l'alter ego kramerien - en est un médecin imbibé et narcissique, ayant tant bien que mal survécu à ses croyances. C'est ce médecin que l'on suit tout au long de la route numéro un: Route One.
Il s'agit bien, quinze ans plus tard, de la suite de Milestones. Aux bornes succède la route. Celle de Milestones allait des « montagnes enneigées de l'Utah jusqu'aux sculptures naturelles de Monument Valley, jusqu'aux cavernes des Indiens Hopi, et la saleté et la poussière de la ville de New York », celle de Route One se contente de relier le cap Cod à Miami. Pour celui qui recommence, toute route, pris au hasard, est la bonne: la « première », par exemple.
Pourquoi un médecin? Parce que le père de Robert Kramer est un médecin (il y a une scène d'auscultation dans Milestones)? Parce qu'il y a un « thème » du médecin dans les films de Ford (que Kramer admire et dont il est - je le pense depuis toujours - l'un des rares héritiers)? Parce que l'Amérique est malade? Ou parce que, quand on est « vraiment ensemble », cela veut dire que l'on doit prendre soin les uns des autres? Un peu tout cela, bien sûr. Mais « tout cela » resterait bien abstrait si l'art de Robert Kramer (car il s'agit d'un artiste, d'un grand) n'était pas, fondamentalement, celui d'un médecin. Et, qui plus est, d'un médecin généraliste. Comme tel, il ne peut se permettre de choisir ses patients: il est la vérité adulte du militant qu'il fut (« au service du peuple »).
Que fait le médecin quand il bat la campagne? Il utilise ses yeux et sort de sa mallette cet emblème vieillot qu'est le stéthoscope. Il prend la mesure de l'état des populations, il prend leur pouls (et, l'âge et l'humour aidant, il sait que sa propre santé n'est pas irréprochable). Bref, le médecin errant travaille dans l'audiovisuel.
Rares sont les cinéastes qui sont à la fois de grands filmeurs et de grands monteurs. Kramer a acquis un oeil exceptionnel (son travail avec la vidéo n'y est pas étranger) dont il n'attend pas - ce qui est encore plus exceptionnel - une plus-value voyeuriste. Des gens qu'il rencontre et qu'il écoute, le long de la route one, il n'attend aucune vérité: il se contente de les suivre dans une phase de leur existence (toujours selon le principe qu'on ne doit filmer que des gens qui travaillent, en même temps, à quelque chose).
Il les détourne - un peu - de leur route, comme s'il leur proposait une « consultation gratuite ». Il ne met en scène ni la route (il s'agit du contraire d'un road movie) ni la rencontre: les gens sont toujours - déjà - là et ils n'ont pas que ça à faire. S'ensuit le beau portrait de ce que nous pouvons continuer à aimer de l'Amérique: sa dureté à la tâche, son sens du devoir, son énergie de base.
Quant au son, son direct du stéthoscope social, il s'agit, ni plus ni moins, de la pulsation des coeurs et des idées, du rythme grâce auquel quelque chose peut être entendu. C'est la partie la plus mystérieuse de l'art kramerien - la partie plus « fordienne », justement. Car ce puritain pour lequel, partout et toujours, seul le « lien social » requiert et justifie la présence du cinéma, ne peut empêcher, au fil de ses auscultations gratuites, de laisser monter la rumeur du monde, et de ce monde à lui tout seul qu'est l'Amérique. Un homme qui souffle sur des braises, c'est le Feu. Un paisson dans un aquarium, c'est l'Eau. Un soldat ployant sous son barda, c'est la Terre.
Nous avons, malgré tout, besoin de témoins. Et les témoins ont besoin de mettre le temps de leur côté. Il n'aurait peut-être pas fallu à Kramer quinze ans de détour et quatre heures de film si le cinéma américain (mis à part les « effets spéciaux ») était capable - comme il le fut - de procéder à un tel « état des lieux ». Ironiquement, cet homme parti parce que lui pesait trop le mal fait par l'impérialisme américain (des Indiens aux Vietnamiens), revient dans un pays qui, pour la première fois de son histoire, n'est ni au centre du monde ni même au centre de lui-même. Seul un exilé de l'intérieur comme Kramer peut continuer à aimer l'Amérique - de force, s'il le faut.
Cahiers du cinéma, n° 426, décembre 1989
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